Rencontre entre le Cardinal Lustiger, Archevêque de Paris
et Le Grand Rabbin Sirat
"Le lien commun aux juifs et aux chrétiens fonde leurs retrouvailles en ce siècle, garantissant l'oeuvre qu'ils doivent accomplir sous peine de manquer à l'humanité. L'équilibre et la paix sont en cause" cette phrase résume largement le plaidoyer que vient de publier l'ancien Archevêque de Paris, le Cardinal Jean-Marie Lustiger dans le quotidien LE MONDE daté du 28 octobre 2005, à l'heure même où se réunissaient juifs et chrétiens pour célébrer le 40è anniversaire de Nostra Aestrate, document qui mettait fin à 2000 ans de brouilles et d'incompréhensions entre les deux parties. Plaidoyer pour que juifs et chrétiens dépassent leurs divergences, mettent cette nouvelle fraternité au service de "l'humanité". Un plaidoyer, mais aussi un vibrant appel à la recherche de l'unité entre deux convictions, deux fois, soeurs de par leur origine, séparées par les écritures. Bernard Koch
Maurice-Ruben Hayoun, écrivain, philosophe,
auteur de nombreux ouvrages sur l'histoire des relations
entre juifs et chrétiens, historien des religions, apporte sa réponse à ce débat.
DEBATTONS
avec Maurice-Ruben Hayoun*
Jean-Marie LUSTIGER
ou comment retrouver la lumière de l'origine…
Le texte que le Cardinal Jean-Marie (né Aaron) LUSTIGER, ancien archevêque de Paris, a publié récemment dans les colonnes du journal Le Monde est indiscutablement un texte inspiré, animé d'un souffle quasi prophétique et marqué du sceau d'une invincible sincérité. Voici un homme qui, au soir de sa vie, se souvient (mais l'a-t-il jamais perdu de vue ?) de sa double fidélité : celle qu'il doit au judaïsme de ses parents, à son propre judaïsme, et celle qui le lie au christianisme (on devrait dire au catholicisme, tant l'auteur le souligne lui-même) qu'il a embrassé à l'âge de quatorze ans, à une époque troublée, lorsqu'il fut confronté à un néant intérieur d'où une voix lui prescrit le chemin à suivre…
Nous n'allons pas, au vu d'un texte si poignant et si émouvant, nous attacher exclusivement à un événement de nature éminemment personnelle, si crucial fût-il et si incompréhensible demeure-t-il pour un grand nombre de ses anciens coreligionnaires. Ce qui nous intéresse ici, dans notre réaction de philosophe et de penseur, c'est le judéo-christianisme vécu, incarné par un être qui ne cherche guère à masquer son écartèlement entre deux devoirs, deux fidélités et deux amours : comment cesser d'être juif pour être chrétien ?
Dès l'introduction, le cardinal rappelle le chemin parcouru en un demi siècle, tournant le dos à près de deux millénaires d'incompréhension, de persécutions et de conflits. Il s'arrête un instant sur le drame inimaginable de la Shoah avec le poids de douleur et de honte qu'il fait peser sur les consciences. Une vibrante allusion est faite à la visite historique du pape Benoît XVI à la synagogue de Cologne où le souverain pontife a exhorté juifs et chrétiens à faire preuve d'audace et à resserrer encore plus leurs liens. Cette mention du rapprochement entre juifs et chrétiens lui inspire une réflexion extrêmement pertinente sur la notion du judéo-christianisme et de valeurs judéo-chrétiennes où l'on veut généralement percevoir des contraintes, des restrictions ou des complications : cette mise au point s'imposait car si les mœurs de nos sociétés en perpétuelle mutation évoluent sans discernement véritable, il est incontestable que la vraie constitution de l'Europe -je parle de constitution éthique- est la Bible, la charte du judéo-christianisme.
Le cardinal relève que même des observateurs extérieurs et généralement peu favorables aux juifs et aux chrétiens les unissent et les citent ensemble, ce qui prouve qu'il existe entre eux plus qu'une simple connivence, une véritable communauté de destin, une Schicksalsgemeinschaft. Ce fait induit deux choses : juifs et chrétiens portent ensemble une responsabilité commune (ce terme connaît ici maintes occurrences) vis-à-vis de l'humanité, juifs et chrétiens sont les héritiers de la révélation biblique. Cette action commune constitue le vœu le plus fervent et le plus cher du cardinal qui parle d'abord de rencontre, ensuite de réconciliation et, pour finir, de retrouvailles. Sous la plume ou dans la bouche d'un prince de l'Eglise, cette gradation n'est pas le fruit d'un pur hasard ni la conséquence d'une émotivité mal contrôlée, c'est la manifestation d'un objectif sacré.
Et si l'avènement messianique n'était rien d'autre que la réunification de la grande famille juive, de toutes ses branches et de tous ses rameaux ? Si la césure, la fracture des premiers siècles de l'ère chrétienne, venait enfin à disparaître pour laisser place à un judaïsme dépourvu des traumatismes que l'Histoire lui a si cruellement infligés ? Dans ces retrouvailles, le cardinal voit aussi une réponse possible à la mondialisation qui se profile avec insistance sur l'ensemble de la population du globe. Deux religions que l'histoire a si longtemps séparé, pourront-elles, un jour, s'unir pour contribuer au rassemblement des cultures et des religions ? On le voit, le cardinal a le mérite d'éviter les poncifs à la mode et n'évoque pas le «dialogue des cultures» mais leur rassemblement… Cette action ne peut être que bénéfique pour l'humanité tout entière. C'est le sens de l'annonce faite à Abraham (Gen. 12 ;3) : wé-nivrekhu becha kol mishpéhot ha-adama : seront bénies en toi toutes les familles de la terre ! A lui seul, ce verset préfigure la vocation messianique de la lignée d'Abraham, c'est-à-dire d'Israël.
Mais, dans ce contexte, daigne son Eminence nous permettre une humble remarque : Abraham qui se trouve ici cité est une figure tutélaire qui englobe une fraternité retrouvée entre juifs, chrétiens et musulmans. Le livre de la Genèse relate le déchirement d'Abraham face à la demande de son épouse Sarah d'éloigner Ismaël (Gen. 21 ; 11). Il convient donc de réintégrer Ismaël dans la descendance abrahamique.
Nous lisons ensuite des réflexions d'une grande sagacité sur la nature et l'essence des juifs et du judaïsme : les juifs sont-ils encore un peuple (une communauté nationale) ou simplement une religion (communauté religieuse) ? On peut parler des deux, tout en tenant compte d'une incontournable altérité juive, un peuple pas comme les autres, une nation différente des autres. On sent ici les hésitations de l'auteur qui craint que l'attachement des juifs à cette spécificité voulue de Dieu ne «dégénère» en particularisme auquel l'Eglise a constamment opposé l'universalisme chrétien. On découvre aussi avec une satisfaction profonde que la dispersion des juifs sur la surface de la terre ne conduit pas nécessairement à l'estompage de l'appartenance au peuple juif.
Il n'est pas inexact de relever quelque chose de contradictoire entre une fidélité aux pratiques juives qui confine à la crispation et une vocation messianique à la fois universelle et universaliste. C'est là la source de toutes les contestations judéo-chrétiennes, depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours. Comme le disait jadis Jules Isaac, il faut laisser son messianisme à Israël. Ce messianisme, exclusif ou partagé, constitue -nous nous répétons- la vraie ligne de démarcation entre nos deux religions. Avec une componction très ecclésiastique et dans sa volonté de ne heurter personne, le cardinal écrit d'ailleurs quelques lignes sur la vocation universelle de «l'Eglise du Messie». Qui pourrait le lui reprocher ? C'était le moins qu'un cardinal, même né juif, pouvait faire…
Juifs et chrétiens, pris dans une démarche unitaire mais qui respecte les différences, doivent expliquer à l'humanité qu'elle est une, issue d'un homme unique et obéissant à un Dieu un. Les prophètes, les envoyés du Seigneur, doivent, selon la belle formule du cardinal, guetter la lumière de l'origine, non pour l'imposer. C'est saluer la vigilance et la lucidité des prophètes d'Israël qui proclamèrent la vocation universelle de leur peuple : n'est-ce pas ce qui est confié à Jérémie qui ne doit pas limiter sa pratique visionnaire à la tribu de Jacob mais en faire bénéficier tous les peuples ? Telle est bien l'expression de l'espérance juive pour le monde…
Ce monde qui n'était pas constitué des seuls juifs mais aussi de nombreux païens que l'Eglise a attiré vers elle au point de devoir unifier en son sein deux rameaux assez distincts : le judéo-christianisme, d'une part, et le pagano-christianisme, d'autre part. Cet afflux massif n'a pas manqué de heurter le judaïsme des premiers siècles chrétiens. Car, on l'oublie souvent, les Apôtres étaient des juifs et le verset des Evangiles qui parle des racines et des branches fait allusion à ce qui allait se muer en un divorce bi-millénaire.
Qu'allons nous faire, demande le cardinal ? Allons nous nous contenter de gérer ce contentieux et attendre que les choses avancent d'elles-mêmes, ou devons nous, au contraire, agir en faveur de cette amitié voulue de Dieu ? On devine sans peine ce que préconise le cardinal… Il lance un appel à l'unité, une unité à ne pas confondre avec l'unification religieuse, synonyme de prosélytisme.
Ces développements du cardinal Lustiger ne manquent pas de nous interpeller car ils nous confrontent à ce face-à-face, à ce vis-à-vis permanent entre juifs et chrétiens, séparés depuis deux mille ans et pourtant condamnés à vivre ensemble. En nous communiquant ces réflexions qui le touchent au plus intime de son être de juif et de chrétien, le cardinal nous dévoile une âme ou une sensibilité presque mystique. Pour reprendre une boutade de Jacques Derrida qui parlait alors du talmud, le cardinal ne connaît probablement pas la kabbale mais «celle-ci s'y connaît en lui.» J'avoue avoir pensé à la kabbale lourianique, celle de la ville de Safed au XVIe siècle, en me penchant sur ce texte à la fois sincère et dense. S'il n'était irrévérencieux de faire cette comparaison, je rappellerai le cri du Faust de Gœthe : zwei Seelen pochten ach ! in meiner Brust : deux âmes (cœurs) battaient hélas ! dans ma poitrine !Si l'on transposait en termes de kabbale lourianique toute cette problématique judéo-chrétienne, telle que le Cardinal la vit, on pourrait dire que les étincelles de son âme (nitsotsé neshama) ont conservé toute la force de leur attachement à la lumière de l'origine. Aurait-elle besoin d'un tikkun, d'une purification comme le veut la règle pour tous les mortels ? Une vie passée à tenter de découvrir ce qui unit les deux croyances paraît l'en dispenser.Retenons ce vibrant message d'amour et d'espoir d'un homme qui nous a dévoilé la vérité de son existence.
Maurice-Ruben HAYOUN*
Dernier ouvrage paru :
"ECOUTE ISRAEL, ECOUTE FRANCE"
Editions Armand Colin
Rappel : LA LUMIERE DE L'ORIGINE est aussi le titre
d'un recueil de poèmes de notre ami, Alain SUIED paru
aux Editions Granit en 1984. Ce recueil a reçu, cette année-là
le Prix Verlaine
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