PASSERELLE
Source : comunautarisme.net
via lefigaro.fr en ligne le 3 juillet
La criminalisation des «déclinologues»,
nouvelle illusion du progrès
Par Pierre-André Taguieff
( Philosophe, politologue et historien des idées,
Directeur de recherche au CNRS),
La France n'aime toujours pas se regarder en face. Surtout la France d'en haut. Les belles âmes d'aujourd'hui, qu'elles se disent de gauche ou de droite, s'indignent qu'on puisse parler de «déclin» ou de «décadence». Il n'est pas jusqu'au mot «crise» qui ne semble blesser leurs tympans vertueux. Certains même s'affolent à entendre les «déclinistes» ou «déclinologues», s'exaspèrent devant l'audience qu'ils trouvent, et, sortant leur revolver, visent à liquider l'ennemi par l'inusable insulte : «Réactionnaires !»
Étranges réactions d'indignation qui suggèrent que le politiquement correct est porté par une nouvelle flambée de foi progressiste. Un progressisme hâtivement réchauffé, et tout velléitaire. Ses tenants font comme si la première des vertus civiques était de professer publiquement un optimisme sans réserves et de «faire partager» cette bonne disposition. Les citoyens dignes de ce nom devraient accepter avec enthousiasme cette nouvelle obligation politique et morale : l'obligation d'optimisme. Il faudrait donc, une fois de plus, rêver l'avenir radieux. Ce droit de rêver «positif» tend à se transformer en un droit au rêve mélioriste : naissance d'un nouveau droit de l'homme. C'est oublier que la politique fondée sur l'aspiration au bonheur et à un «monde meilleur» a déjà fait l'objet d'une expérimentation historique au XXe siècle : l'utopie communiste a été réalisée, au prix d'un terrible coût humain. À une époque d'hypermnésie concernant le nazisme, le régime de Vichy, l'esclavage moderne ou la colonisation, nos «progressistes» sont régulièrement frappés d'amnésie face au totalitarisme communiste. La longue marche illusoire vers «l'Homme nouveau» ne cesse d'être reprise. Mais les passions militantes tournées vers l'avenir ne sont plus monopolisées par la gauche communiste ou communisante. Élites politiques et culturelles de tous bords communient désormais dans le nouveau refrain du «goût de l'avenir», accompagné des signes extérieurs de «dynamisme». Nombreux sont ceux qui s'efforcent d'adapter les «lendemains qui chantent» aux spécificités de l'«entreprise France» («une équipe qui gagne») ou à celles de l'Europe «unie», laquelle fait renaître l'utopie de la paix perpétuelle, avec les attraits additifs de la prospérité garantie et de la puissance retrouvée. Promesses de grandeur mêlées aux promesses de bonheur. Comme si l'on ne pouvait aimer la France sans avoir la folie des grandeurs. Ce jeu de promesses laisse entendre que non seulement la France n'est pas sortie de l'Histoire, mais qu'elle y est vouée aux plus hautes destinées. Il est pourtant loisible à chacun, sans être un hégélien patenté, de faire un simple constat quant au contexte international : l'histoire universelle ne passe plus par la France ni même par l'Europe. Ce qui n'implique pas une disparition de l'attachement national, renforcé au contraire par les réactions face à la mondialisation perçue comme menace. Face aux nouveaux grands enjeux mondiaux, l'influence de la France n'a cessé de décroître, comme celle d'une Europe entravée dans sa construction, assoupie dans son bien-être pourtant menacé, aveugle aux effets à moyen et long terme de son vieillissement. Et, malgré l'optimisme officiel des politiques et des intellectuels (à quelques exceptions près), les experts analysent la conjoncture en termes de «crise» : crises de l'autorité, de la natalité, de la famille, de l'école, de la transmission, des banlieues, du lien social, de l'État-nation, de l'État providence, du «modèle républicain», de la construction européenne, de la représentation (politique), de l'art contemporain, des ressources naturelles, de l'environnement, etc. Si l'on peut interpréter une crise comme un indice de renouvellement ou de métamorphose de l'ancien, voire le signe d'une rupture salvatrice, la tentation est grande aujourd'hui de lire dans le faisceau des crises reconnues l'annonce d'un processus de «chute» initié par des «pertes» ou des «décompositions». La question devient : comment peut-on ne pas être «décliniste» ? Comment échapper aux mauvais rêves, voire aux cauchemars d'avenir ? Les citoyens lucides ont de bonnes raisons d'être «déclinistes» ou «décadentistes», quelles que puissent être les modalités de leur diagnostic. Comment dès lors ne pas trouver comique, chez les pourfendeurs des «déclinologues», le mariage d'une fierté arrogante et d'un optimisme forcé, dont le rejeton est une autosatisfaction d'héritier ignorant qu'il est ruiné ou en passe de l'être ? On est en droit de s'interroger sur les raisons de cet aveuglement à demi volontaire. Une remarque de Leszek Kolakowski fournit l'esquisse d'une réponse : «L'aveuglement est un élément nécessaire de l'existence, tant pour les individus que pour les nations. Il procure, à tous, la sécurité morale.» Les porte-voix de l'«anti-déclinisme» s'accordent sur une affirmation douteuse faite pour rassurer et une promesse non crédible faite pour forcer l'espoir, que résume un slogan : «Tout va bien, et tout ira mieux encore demain.» Condensé de «religion du progrès». Des tâches militantes en résultent : faire taire les «grincheux» qui ne voient que le côté négatif de la mondialisation supposée salvatrice, fustiger les «sceptiques» qui refusent d'adhérer à la vision enchantée du présent et du futur, moquer les «conservateurs» frappés de la plus terrible des maladies modernes de l'âme : la «crainte du changement». Et bien sûr fusiller symboliquement, faute de mieux, les «pessimistes», soit les nouveaux «salauds» au sens sartrien (révisé), incarnés par les disciples de Schopenhauer ou de Cioran, lesquels sont trop radicalement pessimistes pour formuler un diagnostic de déclin ou de décadence, qui présuppose un âge d'or auquel ils ne croient pas. Clarifions rapidement. Le déclin n'est pas la décadence. La crainte de l'avenir n'a pas pour conclusion logique un diagnostic de déclin ou une vision de la décadence. Elle peut justifier une crispation sur le présent, quelque chose comme un présentisme hargneux, un chauvinisme du présent : vouloir conserver à tout prix ce qui semble s'envoler. Un «décliniste» n'est pas nécessairement pessimiste : il peut n'être qu'un progressiste provisoirement déçu, ou un optimiste traversant une phase dépressive. Les illusions du progrès n'ont rien à envier aux illusions du déclin, ce qui n'empêche nullement de pouvoir évaluer, selon des critères explicites, le progrès et le déclin. Mais l'idée d'un progrès inéluctable est aussi douteuse que celle d'une décadence inévitable. Le sentiment ou le constat d'une crise ne doit pas être confondu avec un diagnostic de déclin. Encore moins avec une théorie de la décadence, qui présuppose une conception générale de l'Histoire. Dans la France politico-intellectuelle d'aujourd'hui, juger qu'il y a déclin n'est plus une opinion : c'est un crime. Le «déclinisme» : voilà l'ennemi. C'est ainsi que pensent les derniers «progressistes», qui sont loin d'être minoritaires. Et c'est ainsi qu'ils protègent leurs convictions idéologiques, leur confort intellectuel et moral ou, s'ils sont des professionnels de la politique, leurs privilèges, tant il est vrai que l'offre d'optimisme fait partie du bagage de tout démagogue avisé. S'ils ont la bien-pensance pour eux, prenant la paille des mots («L'avenir ! Le progrès !») pour le grain des choses, ils se montrent aveugles à la dure réalité, parce qu'elle ne va pas dans le sens souhaité. Ils n'ont pas la lucidité, certes peu rassurante, des «déclinologues» et des «crisologues», ni le courage de dire le vrai lorsqu'il risque d'attrister. «Nous traversons une basse époque», osait affirmer Cornelius Castoriadis il y a une vingtaine d'années. Soutenir une telle thèse, est-ce «réactionnaire» ? À une époque où le pire ne cesse d'advenir, où la catastrophe se confond avec le réel, le «catastrophisme éclairé» (1) est un meilleur guide que le progressisme aveugle. Les prophètes du pire, dans certaines situations, sont peut-être les véritables maîtres de sagesse.
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Dernier livre paru :
"La Foire aux illuminés. Ésotérisme,
théorie du complot, extrémisme,"
Paris, Mille et une nuits, 2005.
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