PASSERELLE
Article paru sur le site www.lacroix.com
de ce jour
En France, la délation n'a pas disparu
Pour alerter l'opinion sur la pratique de la délation, une pièce de théâtre se joue à partir de dimanche 25 septembre à Paris. Elle sera également donnée dans des lycées et des entreprises
La lettre est arrivée un jour de mai 2004, à la mairie de Saint-Mandé, près de Paris. «Je suis fort surpris de découvrir que, depuis trois ans, des commerces communautaires ont envahi le centre-ville. (…) L’espace public de Saint-Mandé est grignoté par des communautés sectaires, arrogantes et vulgaires qui s’en emparent avec voracité en attendant le prochain morceau… la mairie peut-être ?» La missive n’était pas signée. Aujourd’hui, comme hier, la délation s’accommode mieux de l’ombre que de la lumière. Surtout, la violence des propos rappelle les heures noires de l’Occupation, durant laquelle plus de trois millions de lettres ont été envoyées dans les commissariats, les préfectures et les mairies pour rapporter les faits et gestes d’un voisin juif, d’un collègue franc-maçon ou d’une famille faisant du marché noir.C’est précisément pour cette raison que la lettre de Saint-Mandé sera lue sur scène dès dimanche soir, au théâtre Comedia à Paris. Manière de rappeler, à l’occasion d’un spectacle sur la délation dans les années 1940 en France (lire ci-dessous), que le phénomène n’est pas l’apanage des périodes troublées de l’Histoire. Loin s’en faut. Il suffit, pour s’en convaincre, de se rendre au service courrier des administrations. La Caisse d’allocations familiales de l’Yonne, par exemple, reçoit chaque année entre 150 et 200 lettres de délation. Sur une feuille arrachée d’un cahier ou dans un courrier tapé à l’ordinateur, on dénonce un voisin, un ancien associé, une relation… Moins par racisme – qui persiste mais reste marginal selon la directrice de la CAF, Françoise Bourcier – que pour signaler une fraude. Le cercle familial a, alors, une place de choix : «On dénonce un ex-conjoint, lorsqu’une séparation se passe mal, une fille qui refuse de vous confier vos petits-enfants…», dit la directrice.Dans l’Yonne, les deux cas de dénonciation les plus fréquents montrent l’intimité entre délateur et personne dénoncée : situations de concubinage non déclarées ou prestations (RMI, allocation logement) indûment perçues. «Monsieur, je vous écris pour vous dénoncer que Mme… qui habite… qui soi-disant élève seule son enfant Nathan touche l’allocation parent isolé alors qu’elle est le plus souvent chez le père de l’enfant, M…» dit une lettre manuscrite de 2001. «Je vous adresse ce courrier car il me semble qu’il y a peu de contrôle vis-à-vis de vos allocataires, dit une autre. En l’occurrence je connais des personnes qui vous mentent par rapport à leurs situations» (1). Suit la liste de trois personnes, avec leur adresse. Dans leur grande majorité, les courriers ne sont pas signés, parfois agrémentés d’un «Monsieur XXX» ou de la mention «Dénonciation anonyme», comme le note Anne-Lise Ulmann qui, pendant trois ans, a accompagné des contrôleurs de la CAF dans leurs fonctions.
"Il est surtout question d'argent dans ces lettres"
Selon ce professeur de Paris XII, «il est surtout question d’argent dans ces lettres, écrites par jalousie ou parce que le délateur ressent une injustice». «Je vous écris suite à mon désolement (sic), dit ainsi un courrier arrivé cette année à la CAF d’Auxerre. Mon amie, qui a deux enfants, touche le RMI, l’API, la pension handicapé, l’APL et l’ALF (deux allocations logement). (…) J’ai trois enfants, je suis dans le besoin urgent et n’ai droit à rien alors qu’elle s’enrichit à mon détriment.» Outre la méconnaissance du système, qui ne permet pas un tel «cumul» de prestations, la directrice y voit l’expression d’une «profonde détresse sociale (…). Ce sont souvent des cris de désespoir de gens qui se demandent comment boucler la fin du mois». Elle n’excuse rien pour autant. Et se refuse, par principe, à utiliser de telles lettres pour mener un contrôle, excepté en cas de signalement grave comme la maltraitance d’un enfant. «C’est une question d’éthique. La délation ne saurait devenir un moyen de gestion», estime-t-elle.Tout le monde n’est pas de cet avis. Dans certaines CAF, on se dit soucieux de la «crédibilité» de l’institution, témoigne Anne-Lise Ulmann. Difficile, dès lors, de «passer à côté d’une fraude». Même constat à la Direction générale des impôts, où une enquêtrice s’exprime sans détour : «Nous sommes là pour traquer la fraude. D’accord, la délation, c’est moche, mais l’escroquerie aussi !», estime-t-elle. «Nous recevons des lettres bêtes et méchantes, dont on tient peu compte, mais aussi des témoignages argumentés, qui proviennent de personnes bien placées : un ancien associé ou un comptable, capables de fournir des documents pour étayer leurs dires. Dans ces cas-là, on s’y intéresse», explique Vincent Drezet, du Syndicat national unifié des impôts (Snui).Il n’empêche. Une équipe de chercheurs, qui vient de publier Citoyens et délateurs (1), pose une hypothèse difficile à évincer : celle «d’une tendance à la normalisation de certaines formes de délation», notamment en France. Pratique des «whistle blowers» (lanceurs d’alerte) dans certaines filiales américaines, où l’on met en place des lignes téléphonique anonymes, rémunération des «indics» prévue par la loi Perben II… Les signes ne manquent pas. Car si cette rémunération se pratiquait depuis longtemps, sa reconnaissance officielle, elle, est une nouveauté.
La lettre est arrivée un jour de mai 2004, à la mairie de Saint-Mandé, près de Paris. «Je suis fort surpris de découvrir que, depuis trois ans, des commerces communautaires ont envahi le centre-ville. (…) L’espace public de Saint-Mandé est grignoté par des communautés sectaires, arrogantes et vulgaires qui s’en emparent avec voracité en attendant le prochain morceau… la mairie peut-être ?» La missive n’était pas signée. Aujourd’hui, comme hier, la délation s’accommode mieux de l’ombre que de la lumière. Surtout, la violence des propos rappelle les heures noires de l’Occupation, durant laquelle plus de trois millions de lettres ont été envoyées dans les commissariats, les préfectures et les mairies pour rapporter les faits et gestes d’un voisin juif, d’un collègue franc-maçon ou d’une famille faisant du marché noir.C’est précisément pour cette raison que la lettre de Saint-Mandé sera lue sur scène dès dimanche soir, au théâtre Comedia à Paris. Manière de rappeler, à l’occasion d’un spectacle sur la délation dans les années 1940 en France (lire ci-dessous), que le phénomène n’est pas l’apanage des périodes troublées de l’Histoire. Loin s’en faut. Il suffit, pour s’en convaincre, de se rendre au service courrier des administrations. La Caisse d’allocations familiales de l’Yonne, par exemple, reçoit chaque année entre 150 et 200 lettres de délation. Sur une feuille arrachée d’un cahier ou dans un courrier tapé à l’ordinateur, on dénonce un voisin, un ancien associé, une relation… Moins par racisme – qui persiste mais reste marginal selon la directrice de la CAF, Françoise Bourcier – que pour signaler une fraude. Le cercle familial a, alors, une place de choix : «On dénonce un ex-conjoint, lorsqu’une séparation se passe mal, une fille qui refuse de vous confier vos petits-enfants…», dit la directrice.Dans l’Yonne, les deux cas de dénonciation les plus fréquents montrent l’intimité entre délateur et personne dénoncée : situations de concubinage non déclarées ou prestations (RMI, allocation logement) indûment perçues. «Monsieur, je vous écris pour vous dénoncer que Mme… qui habite… qui soi-disant élève seule son enfant Nathan touche l’allocation parent isolé alors qu’elle est le plus souvent chez le père de l’enfant, M…» dit une lettre manuscrite de 2001. «Je vous adresse ce courrier car il me semble qu’il y a peu de contrôle vis-à-vis de vos allocataires, dit une autre. En l’occurrence je connais des personnes qui vous mentent par rapport à leurs situations» (1). Suit la liste de trois personnes, avec leur adresse. Dans leur grande majorité, les courriers ne sont pas signés, parfois agrémentés d’un «Monsieur XXX» ou de la mention «Dénonciation anonyme», comme le note Anne-Lise Ulmann qui, pendant trois ans, a accompagné des contrôleurs de la CAF dans leurs fonctions.
"Il est surtout question d'argent dans ces lettres"
Selon ce professeur de Paris XII, «il est surtout question d’argent dans ces lettres, écrites par jalousie ou parce que le délateur ressent une injustice». «Je vous écris suite à mon désolement (sic), dit ainsi un courrier arrivé cette année à la CAF d’Auxerre. Mon amie, qui a deux enfants, touche le RMI, l’API, la pension handicapé, l’APL et l’ALF (deux allocations logement). (…) J’ai trois enfants, je suis dans le besoin urgent et n’ai droit à rien alors qu’elle s’enrichit à mon détriment.» Outre la méconnaissance du système, qui ne permet pas un tel «cumul» de prestations, la directrice y voit l’expression d’une «profonde détresse sociale (…). Ce sont souvent des cris de désespoir de gens qui se demandent comment boucler la fin du mois». Elle n’excuse rien pour autant. Et se refuse, par principe, à utiliser de telles lettres pour mener un contrôle, excepté en cas de signalement grave comme la maltraitance d’un enfant. «C’est une question d’éthique. La délation ne saurait devenir un moyen de gestion», estime-t-elle.Tout le monde n’est pas de cet avis. Dans certaines CAF, on se dit soucieux de la «crédibilité» de l’institution, témoigne Anne-Lise Ulmann. Difficile, dès lors, de «passer à côté d’une fraude». Même constat à la Direction générale des impôts, où une enquêtrice s’exprime sans détour : «Nous sommes là pour traquer la fraude. D’accord, la délation, c’est moche, mais l’escroquerie aussi !», estime-t-elle. «Nous recevons des lettres bêtes et méchantes, dont on tient peu compte, mais aussi des témoignages argumentés, qui proviennent de personnes bien placées : un ancien associé ou un comptable, capables de fournir des documents pour étayer leurs dires. Dans ces cas-là, on s’y intéresse», explique Vincent Drezet, du Syndicat national unifié des impôts (Snui).Il n’empêche. Une équipe de chercheurs, qui vient de publier Citoyens et délateurs (1), pose une hypothèse difficile à évincer : celle «d’une tendance à la normalisation de certaines formes de délation», notamment en France. Pratique des «whistle blowers» (lanceurs d’alerte) dans certaines filiales américaines, où l’on met en place des lignes téléphonique anonymes, rémunération des «indics» prévue par la loi Perben II… Les signes ne manquent pas. Car si cette rémunération se pratiquait depuis longtemps, sa reconnaissance officielle, elle, est une nouveauté.
Marine LAMOUREUX
(1) Citoyens et délateurs, dirigé par Jean-Paul Brodeur et Fabien Jobard, Éd. Autrement, Paris, 2005, 19 €.
« Lettres de délation » sur scène
La pièce de théâtre Lettres de délation se joue à partir de dimanche à La Comedia, 8 rue Mont-Louis, Paris 11e. Programmée les dimanches, lundis, mardis, mercredis à 20 h 45, elle est tirée du livre d’André Halimi, La délation sous l’Occupation (Éd. L’Harmattan, 2003, 28 €), qui rassemble des lettres de dénonciation envoyées aux autorités françaises entre 1939 et 1945. Interprétée par François Bourcier, la pièce, qui a connu un vif succès au Festival d’Avignon cet été, est également jouée en milieu scolaire et à la demande de comités d’entreprise.Réservations au 01.58.39.39.15. ou resa@la-comedia.com. Tarifs : 16 €, réduit 13 €.
La pièce de théâtre Lettres de délation se joue à partir de dimanche à La Comedia, 8 rue Mont-Louis, Paris 11e. Programmée les dimanches, lundis, mardis, mercredis à 20 h 45, elle est tirée du livre d’André Halimi, La délation sous l’Occupation (Éd. L’Harmattan, 2003, 28 €), qui rassemble des lettres de dénonciation envoyées aux autorités françaises entre 1939 et 1945. Interprétée par François Bourcier, la pièce, qui a connu un vif succès au Festival d’Avignon cet été, est également jouée en milieu scolaire et à la demande de comités d’entreprise.Réservations au 01.58.39.39.15. ou resa@la-comedia.com. Tarifs : 16 €, réduit 13 €.
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