LEJUDAÏSME
ENQUESTION
Source :revues.org en ligne le 14 mai
Jean-Christophe Attias,
Penser le judaïsme
Paris, CNRS Éditions, 2010,
338 p.
par
Michael Löwy
1Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, où il est titulaire de la chaire de pensée juive médiévale, l’auteur a rassemblé dans ce volume une série de travaux, à la fois de haute érudition, et d’une salutaire liberté de ton. Réunies, reprises, organisées et jointes ensemble, ces études, y compris les plus pointues, révèlent une curiosité de l’objet judaïsme qui excède systématiquement les limites d’une investigation étroitement académique. Ils témoignent de la richesse, de la diversité, de la conflictualité interne, mais aussi de la surprenante unité de cet objet. Il s’agit en fait d’un superbe «voyage en judaïsme», qui nous révèle autant sur les paysages traversés que sur les états d’âme du voyageur. Un voyageur qui se présente lui-même comme un «savant juif inquiet», ou comme un «citoyen juif laïque», non croyant mais nourri de culture juive.
2Les travaux – qui concernent des sujets aussi divers que le karaïsme, la mémoire d’Isaac Abravanel, le rapport entre rêve, prophétie et exégèse, ou le dialogue entre Justin Martyr et le juif Tryphon – sont classés en quatre sections (pas toujours très rigoureuses, il faut le dire): «Territoires», «Textes», «Frontières» (notamment sur les prosélytes) et «Silences».
3Dans l’impossibilité de recenser l’ensemble de ces études, nous allons nous limiter à quelques-unes, qui témoignent de la vigueur et de l’originalité de sa réflexion. Le premier chapitre, «Du judaïsme comme pensée de la dispersion» annonce la démarche de l’auteur et sa vision historique du «paysage juif». Pour Attias, l’exil est l’expérience fondatrice de toute identité juive: ce qui unit les juifs dispersés et séparés, c’est à la fois la mémoire d’une unité perdue et l’aspiration à une unité retrouvée. Mais la réalité de l’histoire juive est celle d’une irréductible fragmentation, d’une dispersion territoriale, linguistique et culturelle. Les juifs sont donc un peuple dispersé parmi les Nations et séparé d’elles, mais aussi un peuple séparé de lui-même par les langues et les cultures empruntées aux Nations... Si la plainte contre l’exil traverse l’histoire du judaïsme, les plus grands esprits juifs, comme Juda Halevi, le Maharal de Prague, ou le cabaliste Isaac Louria ont aussi interprété l’exil, la Galut, comme une mission divine: élever les étincelles de sainteté dispersées en tout lieu et préparer ainsi l’avènement de l’ère messianique.
4Un des travaux les plus étonnants de ce recueil est dédié à la question suivante: «Qu’est-ce que les juifs pensent de Jésus (et de Mahomet)?» (Entre parenthèses: on se demande pourquoi il est placé dans la section «Silences» plutôt que dans celle intitulée «Frontières»...) C’est une réflexion sur l’histoire complexe des rapports entre les trois grandes religions du livre, inspirée d’une sympathique irrévérence: «L’histoire des monothéismes est jonchée de cadavres... La reconnaissance de la légitimité de l’Autre, en tant qu’Autre, n’est certainement pas le fort de la tradition du Dieu un». Certes, au Moyen Âge, notamment en Andalousie, on trouve une sorte de dialogue – direct ou indirect – entre les théologiens des trois confessions. C’est, paradoxalement, la Grèce antique, c’est-à-dire la Grèce païenne, qui permet aux intellectuels des trois monothéismes de se rencontrer. L’héritage grec traduit, enrichi, commenté et confronté, tant bien que mal, aux vérités de la Révélation, est leur langage et leur culture commune.
5Pour le judaïsme médiéval, le christianisme et l’islam étaient simplement des «contrefaçons» du judaïsme, des imitations trompeuses de l’œuvre divine. Cependant, pour Juda Halévi et Moïse Maïmonide, ces deux religions bâtardes ne contribuent pas moins à frayer la voie et préparer le terrain pour l’avènement du Messie. En fait, souligne l’auteur, le judaïsme lui-même a été, dans une large mesure, façonné au cours des siècles par sa confrontation avec les deux autres monothéismes. Ce n’est pas un hasard si en terre sépharade, où les musulmans ignoraient purement et simplement la Bible, les juifs médiévaux ont placé au plus haut l’étude de l’Écriture, tandis qu’en terre ashkénaze, face à des chrétiens qui se sont emparés de l’«Ancien Testament», les juifs ont plutôt valorisé le Talmud. La Hagada de Pâques elle-même, ce texte fondateur du judaïsme, n’est-elle pas, dans une certaine mesure, une réponse, une réplique au récit chrétien de la Rédemption pascale? L’auteur répond à la question initiale, selon la tradition juive, par une autre question: «Les Juifs auraient-ils jamais pensé d’eux-mêmes ce qu’ils pensent s’il n’y avait pas eu Jésus (ou Mahomet)?»
6En conclusion du recueil, dans un essai intitulé de façon provocante «Comment nous ne sommes plus juifs», l’auteur réaffirme la dimension foncièrement cosmopolite du judaïsme en opposition aux tendances qui le réduisent à «l’idolâtrie d’un État». Préoccupé de sauver le judaïsme comme culture, il ne peut que manifester sa défiance envers un judaïsme «religieux» qui trahit «une inquiétante insensibilité à la douleur de l’Autre – en l’occurrence l’Autre palestinien».
7À la fois œuvre savante et approche personnelle inquiète, ce livre est un apport iconoclaste et vivant à la réflexion sur le passé et le présent du judaïsme.
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