DROITDEREPONSE
DEP.A.TAGUIEFF
ARUE89
Source : la newsletter du CRIF
diffusée le 23 novembre via RUE89
daté du 22 novembre
A propos de Stéphane Hessel :
la réponse de Taguieff à Rue89
Par Pierre-André Taguieff,
Mis en cause dans votre article intitulé « Stéphane Hessel violemment attaqué pour sa critique d'Israël » (Rue89, 13 novembre 2010), je me vois dans l'obligation de vous répondre. J'ai publié une trentaine de livres, des centaines d'articles dans des revues savantes et donné de nombreuses interviews retravaillées, y compris sur cette polémique forcée. Dans mon dernier livre, « La nouvelle propagande antijuive » (Paris, PUF), vous ne trouverez nulle mention de l'« icône » Hessel. Ce n'est pas moi qui ai décidé de le prendre pour cible. Mais ce sont bien les adulateurs et les exploiteurs idéologiques de cette « figure morale » qui ont lancé une chasse à l'homme contre moi. Ce qui m'a conduit à considérer de près le cas Hessel. Comment ne pas me défendre contre des accusations portées avec mauvaise foi ? J'aborderai successivement quatre points.
1. La phrase virulente sur Hessel que vous m'attribuez est douteuse
Elle ne provient pas de l'un de mes textes publiés (livre, article ou interview) et mes accusateurs prétendent l'avoir récupérée dans les poubelles de Facebook. Je ne saurais en confirmer l'authenticité, puisque, sur mon « mur » Facebook (accès restreint), j'ai supprimé rapidement tout le passage de la discussion sur la campagne BDS (« Boycott, désinvestissement, sanctions ») dirigée contre Israël et, en particulier, sur le rôle de grand légitimateur qu'y joue, depuis le 15 juin 2010, Stéphane Hessel. Posté dans la soirée du 14 octobre 2010, ce passage dans lequel je variais sur la fameuse épigramme de Voltaire contre Fréron, où il est question de « serpent » particulièrement venimeux, m'a semblé inutilement polémique, et je l'ai supprimé quelques heures plus tard, pensant que la dimension littéraire de la satire ne serait pas perçue et que la métaphore polémique serait malencontreusement prise à la lettre. Ne trouvez-vous pas scandaleux, comme l'a fait le MRAP le 18 octobre 2010, d'attaquer un auteur non pas sur la base de ses écrits, mais à partir d'un extrait approximatif du brouillon d'une discussion entre « amis » qu'il a lui-même jeté au panier ? Au cours de cette vive discussion, j'ai formulé clairement mon opinion sur les positions anti-israéliennes, de plus en plus radicales, de l'ancien diplomate :
« Il aurait certainement pu finir sa vie d'une façon plus digne, sans appeler à la haine contre Israël, joignant sa voix à celles des pires antijuifs. Même le grand âge ne rend pas imperméable à la vanité, et ne met pas fin au goût d'être applaudi. » Il n'y a ici rien de haineux, mais bien plutôt l'aveu d'une déception, ou d'une désillusion. Ces propos lisibles sur mon « mur » ne sont évidemment jamais cités par mes accusateurs, preuve de leur mauvaise foi. Vous les citez partiellement, et je salue votre honnêteté intellectuelle. Pourquoi faudrait-il considérer Hessel comme incritiquable, quoi qu'il fasse ? Pourquoi tout jugement critique sur Hessel est-il perçu comme un acte sacrilège ?
2. Vous affirmez que le père de Hessel « était juif »…
… tandis que d'autres parlent des « origines juives » de l'ancien diplomate. Je n'en aurais jamais parlé s'il ne les invoquait lui-même régulièrement au cours de ses interventions publiques contre Israël. Pour ma part, je ne fais que me référer à ses propres déclarations sur la question, qui s'avèrent contradictoires. Cette identité juive est clairement rejetée par Hessel lui-même dans l'un de ses livres : « Je ne me considère pas comme juif » (Stéphane Hessel, « Citoyen sans frontières », Paris, Fayard, 2009, p. 75). Dans ses mémoires, Hessel précise quant à ses grands-parents paternels :
« Au tournant du siècle, Heinrich Hessel et sa femme Fanny rompirent avec la tradition juive, s'établirent à Berlin et firent baptiser leurs enfants dans la religion luthérienne. » (« Danse avec le siècle », Paris, Le Seuil, 1997, p. 10) Leur fils Franz, le père de Stefan, fut donc un Allemand élevé par des parents luthériens. Affirmer aujourd'hui, avec insistance, que Stéphane Hessel est « de père juif », « d'origine juive » ou encore « juif par son père » relève d'une étrange conception racialiste de la filiation, ne tenant nul compte des dimensions respectivement culturelle et politique de l'identité personnelle. Les
« origines juives » de Stéphane Hessel se réduisent donc à ses arrière-grands-parents paternels. Toutefois, dans certains contextes militants, Hessel se présente volontiers, n'hésitant pas à se contredire, comme étant « à moitié » juif (Paris, 7 octobre 2010), comme si cela devait le protéger de tout soupçon d'antisémitisme. Il est permis de s'interroger sur cette judéité à éclipses.
3. Contrairement à ce que vous laissez entendre, je n'ai rien contre l'homme Hessel…
… que je respecte en tant qu'ancien résistant et ancien déporté. Personne ne saurait nier le fait qu'il a été résistant (à Londres de mars 1941 à la fin mars 1944, puis en France après son parachutage), qu'il fut arrêté en tant que tel le 10 juillet 1944 par la Gestapo et qu'il subit, durant environ huit mois (du 12 août 1944 au 4 avril 1945), le sort d'un déporté politique dans les camps de Buchenwald, Rottleberode et Dora. Ce n'est nullement lui manquer de respect que de rappeler, comme de nombreux travaux historiques l'ont établi, qu'il existait plusieurs catégories de déportés dans les camps nazis, et que Hessel fut un déporté politique (en tant que résistant : triangle rouge) et non pas un déporté racial (en tant que juif : triangle jaune). C'est en ce sens qu'il ne saurait, stricto sensu, être présenté comme un « survivant » ou un « rescapé de la
Shoah », c'est-à-dire du génocide des juifs d'Europe. Je ne fais bien évidemment pas de hiérarchie entre les différentes catégories de déportés : je ne fais que rappeler une distinction que tout le monde devrait connaître. En tant que déporté politique, à l'en croire, Hessel fit preuve d'un remarquable esprit d'initiative ainsi que d'une exceptionnelle capacité de séduction qu'il exerça avec succès, au camp de Rottleberode, auprès d'auxiliaires de l'administration du camp qui constituaient un groupe de déportés politiques relativement privilégiés, les « détenus de fonction », appelés « prominenten », ou « détenus prééminents occupant une charge majeure au sein de l'administration concentrationnaire ». Le jeune déporté politique Hessel y bénéficia d'un traitement de faveur. Il ne s'en cache pas dans ses mémoires :
« En décembre 1944 […], je suis pris en sympathie par les deux prominenten de ce petit camp, le Kapo Walter et le Schreiber Ulbricht. Ils me font porter pâle et travailler auprès d'eux. Je profite des privilèges que ces déportés expérimentés ont acquis pour eux et pour leurs protégés : meilleure nourriture, un peu plus de place dans les châlits. Je dois ces faveurs à ma pratique de la langue allemande. […] Grâce à eux, je m'initie au fonctionnement administratif du camp. Ces tâches gestionnaires, d'ailleurs complexes, les SS les ont confiées aux détenus. Le climat humain dépend de la façon dont ces détenus de fonction, ces prominenten s'acquittent de leur travail. […]. Walter et Ulbricht sont des politiques. […] Ils aiment bien m'écouter réciter des vers de Goethe ou de Hölderlin. […] Celui qui sait raconter, dans un camp, bénéficie de la meilleure des protections. » (« Danse avec le siècle », pp. 90-91). Hessel lève donc lui-même une partie du voile sur les raisons de sa survie dans l'un des camps nazis où il fut déporté. Son témoignage confirme les éléments d'information que j'ai cités et commentés sur Radio J le 20 octobre 2010. Et, puisque, dans l'actuel contexte de terrorisme intellectuel, il faut souligner même ce qui relève de l'évidence, je déclare me féliciter du fait qu'il a survécu.
4. Je ne fais nullement campagne contre Hessel
Je réagis à une campagne lancée contre moi, et j'exerce mon droit de critiquer librement les positions extrémistes que Hessel a prises ces dernières années contre Israël, dont il met en question la légitimité et qu'il propose d'exclure de l'ONU. Et je m'efforce de comprendre pourquoi et comment il en est arrivé là. Faut-il, pour échapper aux foudres des tenants du nouvel ordre moral propalestinien, que je me prosterne devant l'idole ? Et ce dans un contexte où, contraint et forcé par le dévoilement progressif, sur le Net, de la vérité historique sur un moment-clé de sa carrière diplomatique, il vient enfin de reconnaître publiquement, dans son interview publiée le 18 novembre 2010 par Politis, qu'il n'a pas été l'un des « corédacteurs » de la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, mais un simple témoin de son élaboration :
« On peut donc dire que j'ai assisté à sa rédaction de très près et de bout en bout, mais de là à prétendre que j'en ai été co-rédacteur ! » Il soutenait encore le contraire une semaine plus tôt, dans une interview publiée par Mediapart le 11 novembre :
« Je suis […] l'un des participants à la rédaction de cette déclaration
universelle. »
S'il a dit vrai le 18 novembre, il mentait le 11. Un masque est tombé. La vie légendaire de l'« icône » commence à s'effilocher. Il est temps d'en tirer les leçons, en cessant de répéter pieusement qu'il a « participé à la rédaction » de la déclaration de 1948. Les « débuts » de Hessel apparaissent ainsi beaucoup moins « époustouflants » que vous ne le dites.
Voici les liens vers deux mises au point que j'ai publiées sur
« l'affaire » (Hessel ? Taguieff ? ) : ici et là.
Lien vers la pétition me soutenant.
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