YOM HASHOAH
Source : la newsletter du Consistoire Central de France
diffusée le 20 avril
A l’occasion du Yom Hashoah, qui débute ce soir, le Grand Rabbin de France vous propose ci-dessous une étude sur ce thème.
COMMENT TRANSMETTRE
LA MÉMOIRE DE LA SHOAH ?
ÉLÉMENTS DE RÉFLEXION
PAR LE GRAND RABBIN GILLES BERNHEIM
La question de la transmission de la Shoah pose le problème de savoir comment transmettre la mémoire d’une catastrophe inouïe en acceptant d’emblée qu’il nous est impossible d’en saisir les causes et le sens. C’est précisément pour éluder le vertige ou la désespérance qu’inspire cette impossibilité qu’on a tenté maintes explications de la Shoah. Jusqu’à invoquer le Nom et les desseins du divin, là où la seule attitude éthique est celle de la retenue et du silence. On retrouve ici la condition de Loth quittant Sodome, quand Dieu lui dit, ainsi qu’à sa famille, de ne pas se retourner lors de la destruction des villes. S’il est demandé à Loth de ne pas se retourner, c’est d’abord pour l’empêcher de vouloir interpréter les desseins divins. Dieu confère à l’homme la conscience de sa responsabilité à l’égard des autres hommes, mais Il le dispense de vouloir interpréter Son propre comportement, et lorsque cela lui semble nécessaire, Il l’en empêche. Car l’homme doit renoncer à se croire dans une certaine connivence avec Dieu. Il doit se libérer de la tentation de se prendre pour Dieu. Il importe de poser cela comme un préalable.
Sauf intolérable presbytie intellectuelle, il n’y a aucune commune mesure entre la tragédie de la Shoah et la captivité biblique d’Égypte, les souffrances endurées après la chute du premier ou du deuxième Temple, à l’époque des Croisades ou de la Peste noire, sous l’Inquisition ou au cours des pogroms. C’est d’une solution finale dont, cette fois, il s’agissait, diaboliquement programmée et exécutée, réalisée dans les conditions d’humiliation et d’annihilation les plus extrêmes, et sans aucune possibilité d’y échapper par la reddition ou par la conversion. Même en Égypte, dont le souvenir reste si fort et si présent dans notre rituel, les familles n’ont pas été détruites, on n’a massacré que des garçons, les Hébreux ont conservé leurs maisons et leurs troupeaux et ils étaient relativement bien nourris.
Il est capital que tout homme se dispense de vouloir justifier l’injustifiable, c’est-à-dire d’introduire une théodicée dans la Shoah. Toutes les broderies autour de ce thème impossible sont dérisoires au regard des témoignages bruts, à l’exemple de l’un des plus hauts d’entre eux, celui de Primo Lévi. Une telle tentation n’est d’ailleurs pas seulement le propre d’une certaine forme d’orthodoxie religieuse. Les sionistes laïcs, dont une partie était très antireligieuse avant la guerre, ont souvent considéré que ce qui avait sinon provoqué, du moins rendu possible la Shoah, était l’incapacité des Juifs à quitter l’Europe pour réaliser le projet sioniste. Ajoutant que si toutes les communautés juives d’Europe s’étaient unies pour mettre en œuvre ce projet, la Shoah aurait frappé beaucoup moins de Juifs.
On trouve dans la philosophie juive la croyance qu’un bien peut naître d’un mal, démarche qui peut aller jusqu’à injecter de la finalité dans le mal et rendre ce dernier providentiel. La naissance de l’État d’Israël dans l’immédiat après-guerre a pu favoriser ce type d’approche, visant à donner sens, voire à justifier le mal absolu. Comme si le miracle israélien pouvait donner sens à la malédiction nazie… On a pu entendre aussi que la Shoah s’inscrivait dans le registre du châtiment divin envers son peuple pécheur. Nombreux sont ceux qui excluent radicalement, comme contraire au génie juif et à la tradition biblique, la pensée que la Shoah puisse être une punition divine. Néanmoins, on trouve dans presque tous les textes une quête éperdue de sens : il importe probablement pour ces penseurs qu’un tel degré de sophistication dans l’atrocité nazie relève d’un absolu et non pas de la simple et tragique absurdité de la condition humaine.
Méfions-nous donc de ces dangereuses constructions théoriques qui, en dernier ressort, font des bourreaux du peuple juif les instruments de la colère divine et les constructeurs de l’État d’Israël. Mais alors, comment ne pas rester muet, perplexe, traumatisé. Comment garder la foi du charbonnier, comment ne pas, en son for intérieur, mettre en cause Dieu ? Il ne s’est pas trouvé dix justes dans les camps de la mort ? Deux versets de la Torah me reviennent périodiquement à l’esprit et je ne peux les citer sans un profond désarroi.
C’est d’abord le cri d’Abraham : « Quoi, le Juge de toute la terre ne pratiquerait pas la justice ? » (Genèse, XVIII, 25). Il est vrai qu’Abraham n’a pas usé de cet argument à propos de son propre fils Isaac promis au sacrifice, mais en faveur d’étrangers. L’autre verset provient de Lévitique (XXII, 28) : « Bœuf ou agneau, vous n’égorgerez pas l’animal et son petit le même jour. » C’est bien pourtant ce qui est arrivé, dans les conditions les plus horribles, à des milliers de créatures humaines, faites à l’image de Dieu. Alors, j’ai recours à une troisième proclamation qui n’apporte guère de réconfort, mais renforce Son mystère insondable : « Car Mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos voies ne sont pas Mes voies. » (Isaïe LV, 8). Non, ce deuil infini ne pourra être apaisé ni par le temps, ni par le pardon, ni par la vengeance, ni par une revanche quelconque. Nous sommes ici face au mystère absolu du Mal absolu. Donner un sens au génocide nazi, justifier la souffrance devant le mal absolu, l’embellir d’une signification reviendrait à s’octroyer un soulagement psychologique dérisoire. Ce serait priver les victimes de leur ultime dignité, de la seule chose qui, jusqu’au bout, n’a appartenu qu’à eux : leur destin et leur mort.
La mémoire du génocide nazi est indivisible. Le message d’Auschwitz et du ghetto de Varsovie, c’est l’unité indissoluble du peuple juif. Dans le martyre, comme dans la résistance, se sont retrouvés, partageant rigoureusement le même destin, Juifs religieux et agnostiques, sionistes et bundistes, bourgeois et communistes. Quel qu’il fût, quelles qu’en aient été les circonstances, saluons encore et toujours l’immense courage et la dignité avec lesquels ils ont assumé ce destin et gardons-nous de les blasphémer.
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