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Source : telerama.fr en ligne le 9 septembre
Jenny Alpha, la flamme créole,
s’est éteinte
Débarquée à 19 ans à Paris, elle explosa au cabaret. Elle traversa le siècle en fréquentant Desnos, Dalí, Duke Ellington et les grands auteurs martiniquais, tel Aimé Césaire, qui l'initia au concept de la négritude. Ce n’est qu’à un âge avancé que Jenny Alpha, déjà gloire martiniquaise, éternelle militante de la créolité, put interpréter des rôles à sa mesure au théâtre et au cinéma. Hier, mercredi, une grande voix s’est tue.
Elle était une grande voix du XXe siècle. La chanteuse et comédienne Jenny Alpha est décédée hier à 100 ans, au terme d’un parcours qui, de bout en bout, épousa les soubresauts et les tumultes de l’histoire. A force de la voir si bien vieillir, on la croyait immortelle. Ces dernières années, elle montait encore sur les planches, et a même sorti un album il y a deux ans, La Sérénade du muguet. Ceux qui l’ont rencontrée l'attestent : récemment, elle recevait encore chez elle, pimpante, curieuse, arrosant au ti-punch des discussions sans fin. Durant toute son existence, elle aura, à sa manière, mené de front un double combat, luttant pour la reconnaissance de la culture créole et militant pour l’accès des comédiens noirs au répertoire classique. Honorée par la Martinique, et décorée par la France métropolitaine, reconnue sur le tard comme une grande comédienne, elle aura été un pont entre deux rives, un symbole de la mixité des cultures.
Née en 1910 en Martinique, d’un père miraculé de la catastrophe de la montagne Pelée et d’une mère chef de bureau à l’hôtel des postes, Jenny Alpha est élevée dans une famille bourgeoise. A Fort-de-France, elle croise régulièrement Aimé Césaire, ami de classe de ses frères, se passionne déjà pour les livres et le théâtre. A 19 ans, la petite Martiniquaise débarque à Paris, s’inscrit en histoire-géo à la Sorbonne tout en rêvant de tragédie. Mais dans cette France coloniale, la couleur de sa peau est un handicap. A l’époque, la réussite noire s’appelle Joséphine Baker, et roule des yeux et des hanches, une ceinture de bananes autour de la taille. Jenny refuse de se couler dans ces stéréotypes. Elle se lance elle aussi dans le music-hall, mais préfère puiser son inspiration dans les mélopées rugueuses des coupeurs de canne, dans les chants des esclaves. A Montparnasse, elle fraye avec les surréalistes, se rend le samedi après-midi chez Robert Desnos, fréquente Dalí, Soutine ou Picabia, qui peindra un portrait d’elle. Ironie de la période : c’est en métropole que Jenny renoue réellement avec ses racines. Alors qu’en Martinique « on interdisait aux enfants, déjà à l’école, de parler le créole », elle apprend à parler sa langue natale à Paris. Comme elle l’expliquait dans le beau documentaire Un siècle de Jenny, de Laurent Champonnois et Federico Nicotra, la découverte du concept de « négritude » fut pour elle une révélation. « On m’a fait sucer avec mon lait, le lait de ma mère, toute la civilisation française. Et la colonisation, c’était la mainmise, pas seulement sur la terre des îles Caraïbes, mais aussi sur les cerveaux, l’esprit, l’école. Lorsque j’ai fréquenté Aimé Césaire et Léon Gontran Damas (1), je me suis dit : il y a un côté de ma race que je suis en train d’oublier complètement Et je me suis mise à lire les écrivains africains ».
Après guerre, Jenny Alpha est devenue une figure incontournable du cabaret. Chanteuse, compositrice, danseuse, elle crée son orchestre, Jenny et les Pirates du rythme. C’est l’époque où elle écume les cabarets de toute l’Europe, croisant aussi bien Duke Ellington que Louis Armstrong ou Billie Holiday, emmenée par le grand vent du blues et du jazz. Connue, reconnue, elle fait la fierté de la Martinique, qui émet un timbre à son effigie. Mais sa carrière de comédienne, elle, patine. Cantonnée à jouer les utilités, Jenny attendra longtemps la reconnaissance. Elle pense que « la couleur de la peau n’a rien à voir dans l’affaire », et milite pour obtenir des rôles classiques. Peine perdue, on la juge trop « exotique ». Au fil des années, on l’aperçoit, de loin en loin, multipliant les seconds rôles à la télévision. Au cinéma, on la verra dans des films comme L'Absence, de Peter Handke, ou La Vieille Quimboiseuse et le Majordome.
Ce n’est qu’à l’âge où d’autres commencent à songer à la retraite que Jenny explose réellement au théâtre. Avec La Tragédie du roi Christophe, d’Aimé Césaire, puis, à 75 ans, dans La Folie ordinaire d’une fille de Cham, de Julius Amédée Laou, montée par Daniel Mesguich. Une pièce qui évoque la douleur de la négritude dans la France coloniale, dont Jean Rouch tirera un film. Depuis, elle n’a plus arrêté, jouant encore La Cerisaie, de Tchekhov, mise en scène par Jean-René Lemoine, en 2004. Dans Un siècle de Jenny, ce dernier dit d’elle :
«Elle arrive avec l’histoire, le siècle, une mémoire qui se mêle à une vision moderne, contemporaine, car elle a une réflexion sur le passé, mais aussi sur le présent. » C’est cela, peut être, sa plus grande force. Pionnière pour toute une génération d’acteurs des Caraïbes, Jenny aura eu ce grand talent de s’approprier toutes les époques, sans nostalgie, sans la mélancolie de ceux qui, trop occupés à regarder dans le rétroviseur de leur vie, oublient de la vivre.
Hélène Marzolf
Jenny Alpha,
Une flamme Créole (Desroses/Oddos Réa)
(1) Léon Gontran Damas, pilier de la littérature noire, et l’un des chantres de la négritude.
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