INTERVIEW
de...
HENRI RACZYMOW
pour son livre
"DIX JOURS "POLONAIS""
Editions Gallimard
Nous avons beaucoup aimé le récit qu'Henri Raczymow retrace de son récent voyage en "Pologne", en vue de revenir sur les traces de ces grands-parents et à travers eux sur ce qu'il reste de l'Histoire juive dans la Pologne d'aujourd'hui.
Nous avons voulu en savoir plus sur cette quête mémorielle.
Comment est né votre dernier récit Dix jours « polonais ? Qu’est-ce qui vous a incité à revenir en Pologne ? Ces dix jours que vous avez passés en Pologne, le pays de vos racines, ont-ils été suffisants pour comprendre la Pologne d’aujourd’hui et son attitude à l’égard de son histoire juive ?
Aller en Pologne était pour moi une vieille idée, comme pour un grand nombre de Juifs polonais, émigrés, enfants, ou petits-enfants d’émigrés. Ce désir n’est pas sans ambivalence car la mémoire familiale ne nous a pas laissé un souvenir positif de cette terre, c’est le moins qu’on puisse dire. D’autant que c’est là qu’eut lieu la Shoah. Beaucoup même s’y refusent. Je ne sais pas au juste pourquoi un jour je m’y suis finalement résolu, pourquoi alors ça a été possible. Mais il fallait absolument que je mette mes pieds sur cette terre, non pas pour vérifier quelque chose, mais comme on va au cimetière se recueillir. Voilà, fouler cette terre « impure » était devenu pour moi une nécessité impérieuse. Il ne s’agissait pas du tout de « comprendre » la Pologne d’aujourd’hui. C’est pour ça je me mets des guillemets à Pologne. Il y a Pologne et « Pologne », avec et sans guillemets. Ça désigne deux choses complètement différentes.
Vous dites, dès les premières pages de votre récit, que le voyage que vous entreprenez n’est pas un « retour au pays ». Pour quelle raison ?
D’abord, ce n’est pas « mon » pays ; je n’y suis pas né. Ensuite, ce fut à peine celui de mes grands-parents, qui n’y résidaient qu’en tant que membres d’une minorité nationale. D’ailleurs ils ne parlaient pas le polonais, mais le yiddish. Et puis, même s’ils se sentaient polonais, ce dont je ne suis pas certain (ils ne sont plus là pour qu’on leur pose la question), lorsqu’ils ont quitté ce pays, après la guerre de 14-18, comme tant d’autres Juifs, il n’était pas question pour eux d’y revenir un jour. Ils partaient pour toujours, vers l’occident, sans doute pour les Etats-Unis. Ils se sont arrêtés en chemin, à Paris. Allant en Pologne, je ne vais pas chez moi. Je vais sur une terre où les Juifs ont vécu mille ans et où les nazis ont inventé un chose inouïe avant eux : la camp d’extermination.
Sur cette Pologne que vous décrivez, pas la moindre sympathie, pas la moindre indulgence. Rien que le titre du livre est sévère et sans appel : Dix jours « polonais ». Comment vous l’expliquez ?
J’avais conscience dès le départ que je n’allais pas vraiment en Pologne, que ce n’était pas la Pologne réelle, actuelle, que j’allais rencontrer. Mais une « Pologne » imaginaire, une Pologne d’avant-guerre mettons, en tout cas un pays qui n’existe plus. D’où en quelque sorte la vanité initiale, voire l’absurdité de ce voyage. Mais ce n’était pas de l’hostilité, c’était simplement le sentiment d’une non coïncidence, d’un décalage énorme entre mon imaginaire et le réel. Ce qui me mettait un peu en colère, en somme, ce n’était pas la Pologne, c’était le sentiment d’absurdité.
Pour vous, une Pologne sans la partie juive de son histoire, est-elle un pays qui a perdu sa mémoire ou tout simplement un pays qui rompt avec sa propre histoire ?
Il y aura de plus en plus de traces juives en Pologne. A commencer par un grand musée que les Polonais vont édifier à Varsovie… Le problème, ce ne sont pas les traces juives, ce sont les Juifs eux-mêmes. Or ce ne sont pas les Polonais qui ont exterminé les Juifs, ce sont les Allemands. Et puis regardez tout le temps qu’il a fallu à la France pour se mettre au clair avec son passé vichyste. Il a fallu attendre le discours de Chirac en 1995. Cela c’est pour la guerre. Quant à la longue cohabitation des Juifs et des Polonais, ces derniers ne la nient pas du tout. Il y a de plus en plus de travaux universitaires, d’œuvres littéraires qui l’attestent.
Vous écrivez à propos de Varsovie : «Un tiers de la population était juif. Imaginez un tiers de Paris. Et plus tard, ce « rien » qu’ils ont laissé derrière eux est devenu moins que rien (…) La « Pologne ainsi, pour moi, petit-fils de ces émigrants, est devenu ce moins que rien : un vaste cimetière sans tombes. Une terre souillée. Une terre impure, gorgée de sang, saturée de cendres ». A partir de ce choc, de cette terrible constatation, on aurait pu croire que vous alliez décider d’interrompre votre parcours. Et puis, non, ce n’est pas le cas. Bien au contraire, vous le poursuivez !
Oui, il me fallait continuer, aller jusqu’au bout de la douleur, regarder les choses en face, continuer à me faire du mal. Je pensais que de ce mal pourrait naître un bien, je ne savais pas trop lequel, un livre probablement, ce livre-là. Une sorte de guérison, la fin d’une névrose… Il faut dire aussi que j’étais dans un triste état en entreprenant ce voyage : ma compagne d’alors me quittait, qui j’appelais Pauline, Pauline comme Pologne ! Mais je m’en suis remis, aujourd’hui ça va mieux merci !
Dans un autre passage de votre livre, vous faîtes un parallèle entre ces Juifs qui ont dû fuir la Pologne, contraints et forcés, et ces Juifs d’Afrique du Nord qui ont dû quitter leur pays, eux aussi, contraints et forcés. Pourriez-vous développer ce contraste que vous faites entre ces deux « ruptures» ?
Je ne crois pas faire ce parallèle, ou alors j’ai mal lu mon livre ! Je marque simplement une différence entre l’émigration de mes grands-parents et des Juifs polonais en général t par exemple celle de Maghrébins, de Portugais, d’Espagnols etc. qui viennent travailler en France. Ces derniers ne rompent pas complètement avec leur pays, ils y laissent une maison, un champ, ils vont y retourner peut-être un jour. Les Juifs polonais, eux, partaient à jamais. Ils laissaient tout.
La langue qui baigne ce récit est belle, riche, vivace. Elle apporte du relief à votre texte. Elle charpente adroitement votre témoignage. Peut-être pour mieux le contenir. Pour mieux contenir votre animosité à l’égard de la « Pologne ». Quelle est la part de l’écrivain et celle du témoin ? Comment ces deux parties de vous-même se sont-elles partagé la tâche ?
Je ne témoigne de rien, sinon de moi-même. C’est en quoi je suis écrivain ? En allant en Pologne, je ne partais pas, comme un journaliste, en reportage. J’y allais sans plan préconçu, et je n’avais pas un rédacteur en chef qui m’aurait donné des consignes. Mon récit est si l’on veut une quête, mais pas une enquête. Il n’y a pas de vérités vers lesquelles je me serais dirigé. Quant à ma quête, son objet est très flou au fond. Il s’agissait surtout d’écrire un livre, qui rapporte cette émotion, cette douleur de la perte, d’un amour et d’un sol. Si ma « langue » a quelque beauté, c’est parce qu’elle est portée par l’émotion, celle que je ressens, celle que je voudrais transmettre.
Quand vous quittez la Pologne au bout des dix jours, il vous reste, semble-t-il, une pointe de regret. «Dans l’avion de retour, j’étais aussi triste que si je quittais un être cher » écrivez-vous dans le dernier paragraphe de votre livre. Cela signifie-t-il que vous seriez prêt à y revenir, malgré le constat négatif que vous établissez sur ce pays ?
Non, certainement pas. Ma « Pologne » n’existe pas, ou plutôt n’existe plus. Elle n’existe plus que dans les livres. A la fin de mon livre, le sentiment de tristesse est en effet à son comble. Ce n’est pas de quitter la Pologne, c’est de quitter des fantômes. Les fantômes des miens, que j’ai symboliquement représentés par la liste des « soupes » à la fin du livre…
Propos recueillis
par Bernard Koch
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