JUIFS
MUSULMANS
DELIMCOMPREHENSION
ALAFRATERNITE
Source : respectmag.com en ligne
le 10 janvier
Juifs-musulmans: l'effet miroir
Par:
Marc Cheb Sun, Ben Salama
et Chloé Goudenhooft
Historienne du judaïsme et des minorités, intellectuelle engagée, notamment sur le Pari(s) du vivre ensemble avec Jean-Christophe Attias, Esther Benbassa rencontre Mohammed Colin, fondateur des médias Saphirnews.com et Salamnews. Juifs-musulmans, où en est-on ?
Esther Benbassa : Les clichés sont des deux côtés. Depuis la seconde Intifada, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Malgré les actions pour créer un vivre ensemble, aujourd’hui, l’inimitié est visible. Une majorité de juifs nourrit une peur des musulmans. Et, de l'autre côté, l'antisémitisme se développe.
J'ai entendu il y a peu un Arabo-musulman très respectable dire : « Je n’arrive pas à publier dans les journaux, car les Juifs m’en empêchent ». Cela m’a beaucoup choquée. Les journalistes qu'il citait n'étaient pas juifs ; les mythes ont la vie dure ! Le conflit israélo-palestinien entraîne une hostilité qui confond Israël et les juifs. On dit : « Les juifs réussissent ».
Une des raisons est qu'ils vivent, depuis des siècles, en diaspora. Comme les Arméniens ou les Libanais, ils ont formé des réseaux pour soutenir ceux qui en avaient besoin. Les juifs ont toujours mis l’accent sur le savoir parce qu’il était transportable. Cet élément a joué en leur faveur dès l’attribution de la citoyenneté française en 1790 et 1791. Leur ascension a été rapide car l’idée du savoir comme capital exploitable était ancrée dans leurs mentalités.
Très vite, une élite s’est créée. Les Arabo-musulmans, dont l'émigration en Occident est relativement récente, vont à leur tour former des diasporas, et s’en approprier les outils et stratégies. À condition que les blocages de leur société d‘accueil, ou ceux des fondamentalistes à l'intérieur de leurs communautés, ne les freinent pas.
Mohammed Colin : Le rapport des musulmans envers les juifs est biaisé. Au centre : le conflit israélo-palestinien. Pour certains, socialement déstructurés, être ami avec un juif, c’est être anti-Palestinien.
Autre facteur : l’effet des diasporas, comme vous l'avez expliqué. La présence massive des musulmans en France est plus récente que celle des juifs. Il y a aussi le poids de l’histoire. Dans l'Algérie colonisée, les musulmans (sous le statut d'indigènes) étaient quasiment privés de citoyenneté. La vexation du décret Crémieux de 1870 (1) a influencé les imaginaires.
Aujourd’hui, les musulmans de France sont encore perçus comme des « sous-Français »... Étant majoritairement issus d’une émigration prolétaire, contrairement à ceux de Grande-Bretagne ou des États-Unis, ils manquent d’une intelligentsia et d’une bourgeoisie ayant les ressources matérielles et intellectuelles pour prendre part aux questions publiques. Cela arrive lentement. Les victimes d’agressions sont dans l’incapacité de faire appliquer leurs droits. D'où la nécessité de faire émerger une intelligentsia.
E.B. : Je l'espère combative, vu qu’il existe déjà des « intellectuels arabo-musulmans de cour ». Au XVIIe siècle, « Juif de cour » désignait de riches juifs qui prêtaient de l'argent au seigneur ou au roi, moyennant la protection de leur communauté contre la persécution. La focalisation actuelle autour des musulmans est une quasi-reproduction de celle subie par les juifs au XIXe siècle, puis dans l'entre-deux-guerres. On sait où cet antisémitisme a mené. Si désormais, en France, les gens se conduisent mieux avec les juifs, c’est parce qu’il y a eu le génocide.
Dans les années 1930, les institutions juives demandaient aux immigrés d'Europe de l'Est, visibles par leur pratique religieuse ou leur mode de vie, de se faire discrets pour éviter l'antisémitisme. Jusqu’où ira-t-on avec les musulmans ? Je ne sais pas s’il faut appeler cela « islamophobie », mais la France est obsédée, depuis le 11 septembre, par ses musulmans.
M.C. : Bien avant le 11 septembre ! Il ne faut pas oublier la tragédie algérienne, la décennie rouge, et comment les médias grand public amalgamaient pratique religieuse et actions terroristes. Aujourd’hui, les musulmans sont une composante de l’identité française. Ils participent à son essor, à sa culture, à son économie, à son tissu social.
Dans nos médias à référence musulmane, nous valorisons des actions communes entre juifs et musulmans, qui ne se limitent pas au dialogue religieux ou au conflit israélo-palestinien. À Saint-Denis, il existe par exemple une association d’éducateurs juifs et musulmans qui travaillent en milieu autiste. Il faut sortir de l’injonction du politiquement correct à faire du « dialogue interreligieux ». Nous sommes assez adultes pour parler des questions qui fâchent tout en nous respectant.
E.B. : Des groupes juifs travaillent dans cet esprit, telle l’Union juive française pour la paix. Des intellectuels prennent le risque d’être chahutés, voire bannis de leur communauté, pour que le conflit israélo-palestinien ne coupe pas définitivement les ponts. Moi, en raison de mes positions, je me fais traiter, chez les juifs, d'« islamo-fasciste ».
Nous faisons des petites choses, mais nous agissons. Le dialogue est parfois possible par la voie religieuse, mais plus difficile au delà des bons sentiments. J’aimerais que les Arabo-musulmans fassent aussi un pas : en face, on ne trouve presque jamais d’association pour oeuvrer de concert au vivre ensemble. Les efforts sont à faire des deux côtés. Au lieu de se plaindre que personne ne veuille les publier, pourquoi les intellectuels arabomusulmans ne nous proposent-ils pas de projet commun ? Là, il y a un vrai problème.
M.C. : Je suis en partie d’accord. Les musulmans pèchent avec le reste de la communauté nationale, pas seulement avec les juifs de France. Ils se mobilisent contre une loi sur le voile mais ils sont plus timorés, pris par l’individualisme, quand il s’agit de questions sociétales, au-delà du sujet religieux.
E.B . : Ce n’est pas de l’individualisme. C’est un contrôle social qui s'exerce dans la tête des gens. J’ai écrit Être juif après Gaza (2), quitte à mécontenter beaucoup de mes coreligionnaires. J’aimerais entendre plus souvent des musulmans dire : « On n’est pas d’accord avec notre communauté sur tel ou tel point
M.C. : C’est en train de se faire ! Mais le brouhaha vis-à-vis des musulmans complique notre tâche. Voyez l’affaire des caricatures. En tant que musulman croyant, ça ne me perturbe pas outre mesure que l'on caricature des symboles, fussent-ils religieux.
En tant que journaliste, je défendrai à n'importe quel prix cette liberté d'expression. Mais ce discours de raison est pour l’instant difficile à tenir, tant les musulmans sont écorchés par des critiques outrancières. Pour le faire émerger, il y a besoin d’apaisement. Et d’espaces pluralistes de sensibilité musulmane pour libérer la parole. C’est en train d’émerger.
L’enjeu, c’est la création d’un véritable mouvement d’éducation populaire de sensibilité musulmane, aux valeurs universelles, doté d’une dimension culturelle, qui puisse relier les penseurs avec les masses. La JOC (3) est un modèle : elle a permis l’émancipation sociale des catholiques de milieu populaire ayant subi l'exode rural au début du XXe siècle.
E.B. : Nous sommes entrés dans l'ère des revendications identitaires. On construit son identité au sein de sa communauté, devenue un refuge. Identité se confond désormais avec authenticité, qui équivaut à pureté. Ce n’est pas anodin. Or, aucun groupe ne s’est constitué en restant fermé sur lui-même !
Je constate un retour à la tribu chez des intellectuels juifs et un enfermement chez certains musulmans. Le fondamentalisme fait l'apologie de l’authenticité, de la pureté, du repli, ce qui sape la créativité, la mixité, l'échange. Certains traditionalistes juifs prétendent que le judaïsme n’a jamais été influencé, si ce n'est négativement, par l’extérieur...
Ne confondons pas ces mouvances avec le "communautarisme" que craint l'État français. La recherche de réconfort dans sa communauté, lorsqu'on n'est pas reconnu, n’est pas nouvelle. Dans l'entre-deux-guerres, il y avait en France des dizaines d'associations et de nombreux journaux en yiddish. Les nouveaux immigrés juifs se tournaient naturellement vers leur communauté pour trouver informations, travail, aide. Leurs descendants n'ont-ils pas réussi pour autant à devenir français ?
1. Ce décret accorde d'office la citoyenneté française aux 35 000 Juifs d'Algérie.
2. CNRS Édition 2009. Esther Benbassa vient aussi de publier un Dictionnaire des racismes, de l'exclusion et des discriminations (Larousse, 2010).
3. Jeunesse ouvrière chrétienne.
Revue de presse, panorama du monde, blog de lutte contre l'antisémitisme et le racisme, ouvert au dialogue, l'autre image d'Israël, la culture juive à la rencontre de toutes les cultures, le monde juif tel qu'il est.
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